La poésie du Braek

La zone industrialo-portuaire a avalé le littoral. Il reste toutefois une langue de sable et de bitume, la digue du Braek, où les habitants viennent s’octroyer un part d’horizon à l’ombre des usines Seveso.

Il n’y a plus de plage à Loon-Plage. Un terminal méthanier a été inauguré il y a peu dans cette zone du port ouest de Dunkerque. Signe d’un certain dynamisme, le troisième port français a lancé de grands travaux pour élargir son port « rapide » et le terminal destiné aux conteneurs.

Ceux qui souhaitent s’aventurer, comme autrefois, dans les sables émouvants des dunes, de se risquer à traîner non loin de la « maison du Pendu », seront rapidement rappelés à l’ordre. Attention zone sensible, classée Seveso.

Si l’on tourne le dos au port Ouest, au canal des Dunes et à ses paysages de Western, on se dirige vers la digue du Braek. Son accès est strictement réglementé mais ils sont nombreux, en été comme automne, à venir pêcher en famille, à s’y balader, à s’y déconfiner au pied des cheminées de l’usine Arcelor-Mittal.

La vie résiste, sur cette presqu’île asphaltée. Comme les herbes, qui jaillissent parfois du goudron, des hommes viennent prendre leur part de paix et de liberté sur cette excroissance bitumée.

S’accorder une part d’horizon.

Sur la digue artificielle, qui ressemble à un autodrome, avec sa piste inclinée, le sable reprend peu à peu ses droits, donnant l’étrange sensation que cette route rectiligne de sept kilomètres s’apprête à disparaître, que la mer du Nord pourrait à tout moment en reprendre possession.

Les blousons jaunes et rose fluo se font de plus en plus nombreux à mesure que l’on s’approche de la jetée menant au feu de Saint-Pol, spot de pêche stratégique. A marée basse, on y attrape des poissons plats, du flet, du carrelet, du bar, de la sole, de l’anguille. « En hiver, on y pêche du merlan, de la petite morue ou cabillaud, du tacaud, de la limande, et du flet« , rapporte le Surf casting club dunkerquois. La pêche étant interdite en plein jour, lors de la saison estivale, sur les plages de Dunkerque-Malo du fait de la surveillance des plages, la digue du Braek est donc l’un des derniers coins de pêche possibles en journée.

En ce début d’automne, c’était essentiellement des dockers et des ouvriers des industries portuaires, venus poser leur lignes en sortant de ces gigantesques aciéries, usines pétrochimiques et raffineries qui dominent ce bout de littoral pas encore dévolu aux loisirs, ni aux touristes.

Les ouvriers-pêcheurs partagent aussi les lieux avec des couples à la recherche de moments d’intimité ou des photographes tentant de capturer les belles variations de lumière de la Flandre maritime.

Tout au bout de cette isthme bétonné trône le feu de Saint-Pol.

Propriété de l’Etat, ce phare est situé sur la commune de Dunkerque, et non sur celle de Saint-Pol-sur-Mer, comme pourrait l’indiquer son nom. La digue du Braek a été cédée à la commune de Dunkerque en 1912 par sa voisine. Le maire, à l’époque, avait accepté de vendre cette partie du littoral pour faciliter l’extension du port, privant de fait Saint-Pol « sur-Mer » de son accès à la mer. Quant au feu de Saint-Pol, érigé en 1937, il a toujours été situé sur la commune de Dunkerque, rappelait récemment l’hebdo local le Phare dunkerquois.

Saint-Pol-sur-Mer a le statut de commune associée de Dunkerque depuis 2010. Cela n’empêche nullement le maire délégué de Saint-Pol-sur-Mer, Jean-Paul Clicq de revendiquer la propriété du feu… 83 ans après sa construction. « Il s’appelle feu de Saint-Pol et, pour moi, il appartient à Saint-Pol-sur-Mer » , a-t-il déclaré dans le Phare dunkerquois, le  7 octobre dernier.

Le monument art-déco, ayant besoin d’une impérieuse restauration, est devenu un totem identitaire et un enjeu symbolique sur fond de divergences politiques locales. A moins qu’il ne s’agisse du surgissement d’une vieille douleur provoquée par l’arrachement de la commune à la mer au nom de l’intérêt supérieur de la politique industrielle de Nation ?

Blessures mal cicatrisées ou pas, restrictions de circulation ou pas, dissensions locales ou pas… Les travailleurs et travailleuses de Saint-Pol, Grande-Synthe, Petite-Synthe, de Leffrinckoucke, Gravelines, de Fort-Mardyck, de Grand-Fort-Philippe, Coudekerque-Branche s’approprient chaque soir et chaque jour la digue du Braek et le musoir menant au feu de Saint-Pol.

Ils ne se posent pas la question. Après tout, ce sont eux qui ont façonné ce bassin minéralier, qui ont usiné ces chateaux forts d’acier, déplacé des milliers de tonnes de sables pour bâtir cette cité industrieuse et lumineuse. Ce sont eux qui ont dessiné ce littoral si particulier. Qui ont déchargé des tonnes de charbon et de fer sur ces quais brunis et rougis par les milliers de rotations. Veillé, jour et nuit, sur les vapocraqueurs, les laminoirs à chaud et les fours à coke. Alimenté les hauts-fourneaux, et permis à ces monstres métalliques d’expirer des panaches argentés qui se détachent dans le ciel bleuté.

La digue du Braek, et sa poésie, leur appartient.

Photographies ©Pierre Duquesne

Pour mieux comprendre la digue du Braek et ses usages, je vous conseille de regarder le film réalisé par le documentariste Frédéric Touchard, visible sur son site ou ci dessous.